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Partie 1 : Préambule.

Paul Durand-Ruel par Pierre-Auguste Renoir – 1910.

Les Impressionnistes furent décriés, insultés et mis à l’écart, avant que leur art soit reconnu, bien des années, voire des décennies, après leurs premières créations.

« Rien ni personne n’entendit autant de bêtises qu’un tableau ».

Jules de Goncourt

Un marchand d’art, Paul Durand-Ruel, pourtant, les a soutenus « corps et âmes ». Cette expression « corps et âmes », bien traditionnelle, reflète pourtant parfaitement le degré de son dévouement. Malgré ses propres difficultés financières[1] et familiales[2], il sut créer une relation particulière avec SES peintres et fut un innovateur dans ce domaine.

Il fut le fidèle compagnon de route des Impressionnistes vers la célébrité et la reconnaissance, bien avant qu’ils soient admirés et « chéris ».

Paul est né en 1831. Ses parents, anciens marchands papetiers parisiens, étaient déjà de grands collectionneurs, ils avaient accumulé des œuvres magnifiques, notamment d’Eugène Delacroix[3] et de Théodore Géricault. Paul baigna dans cette atmosphère durant toute son enfance, dormant dans une chambre où les œuvres étaient «plus posées, qu’exposées ».

Ses parents avaient aussi accumulé des œuvres d’artistes de l’Ecole de 1830 (appelée aussi Ecole de Barbizon : Jean-François Millet, Théodore Rousseau, Jean-Baptiste Camille Corot, Louis-Nicolas Cabat, Jules Dupré …) qui avaient été très bien perçues par le marché français dès les années 1850. Ce succès avait encouragé Paul, qui imagina que les Impressionnistes, dont il fit la connaissance à partir de 1870[4], auraient le même succès.

L’Ermite de l’Isle Adam par Jules Dupré.

Pour ces artistes, indépendants, sans vraiment de commanditaire, le marchand était un acteur indispensable, mais il fallait, aussi, exposer.

Initialement, à la fin XVIIème, il était présenté des œuvres de l’Académie des Beaux-Arts dans le « Grand Salon » du Palais Royal, au Louvre, d’où le nom donné de « Salon » aux expositions. Pendant la Révolution, en 1791, des artistes qui n’étaient pas membres de l’Académie purent aussi exposer leurs œuvres. En 1848, tout le monde put exposer, sans jury, ce qui bien évidemment accru fortement le nombre d’exposants. Le jury, dont la composition et le système d’élection varièrent au cours du temps, fut alors réinstauré quelques années plus tard.

Le Salon de 1857 par A. Provost (Illustrateur)

En 1863, le Jury du « Salon » refusa près de 80% des œuvres présentées. L’Empereur Napoléon III, alors, «  décida de permettre aux artistes d’exposer leurs œuvres refusées dans d’autres espaces et de les soumettre ainsi au jugement du public ». Le « Salon des refusés » était né. Il fut d’ailleurs plus considéré comme un « phénomène de foire » que comme un lieu de découvertes artistiques.

Manet y exposa, dès la première exposition, le « Déjeuner sur l’herbe ». Ce fut un tollé général.

Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet – 1863.

En 1866, Paul Cézanne proposa un de ces tableaux au « Salon ». Il s’agissait de « L’après-midi à Naples ». Il fut refusé.

L’après-midi à Naples par Paul Cézanne – 1866

En revanche, en 1882, Manet y exposa « Un bar aux folies bergères », œuvre appartenant aujourd’hui à la collection Courtauld (Londres).

En 1874,  fut organisée une exposition (dans l’atelier de Nadar, écrivain et photographe) dans laquelle 165 tableaux furent présentés : 3 Cézanne, 9 Monet, 9 Berthe Morisot, 5 Pissarro, 7 Renoir, 5 Sisley … Manet n’y contribua pas. La contribution de ceux qui seront alors appelés les Impressionnistes étaient faible, or cette exposition fut retenue comme l’exposition historique des Impressionnistes.

C’est un critique du journal Le Charivari, Maurice Leroy, qui, tout en se gaussant ouvertement, et en intitulant son article : « L’exposition des impressionnistes », en faisant référence au titre d’un tableau de Claude Monet « Impression soleil levant », qui laissa ce terme dans l’histoire.

Impression soleil levant de Claude Monet – 1872.

Le comte Armand DORIA (1824 – 1896), lors de cette exposition,  acheta à Cézanne La maison du pendu et fut dès lors, parait-il, totalement discrédité auprès des « connaisseurs » de l’époque. Or, ce tableau séjourne désormais au Musée d’Orsay grâce au legs d’Isaac de Camondo en 1911.

La maison du pendu de Cézanne – 1874.

Les Impressionnistes bénéficièrent de 3 inventions fondamentales : le tube de peinture, la photographie et le train.

Certains impressionnistes, pas tous, ne peignaient qu’à l’extérieur contrairement aux artistes de l’époque précédente, et ceci grâce à l’invention en 1841 du tube de peinture qui se ferme hermétiquement, puis en 1859, Lefranc crée le tube à bouchon à vis. La peinture était devenue transportable.

En même temps, dans les années 1850, fut inventé le collodion humide[5] qui a permis aux photographes de réduire à quelques secondes le temps qu’il fallait pour photographier quelque chose, ce qui a facilité la photographie en extérieur. Les peintres purent alors se libérer des commandes de certaines œuvres d’art (Eglise, noblesse …) et partirent découvrir les scènes de la vraie vie dans la nature. Représenter fidèlement un paysage ou une personne devint alors le rôle du photographe. Les peintres pouvaient alors se permettre de peindre ce qu’il voyait et non ce qu’on leur demandait.

En revanche, certains peintres, utilisèrent la photographie comme support à leur peinture. Par exemple, Degas faisait des photos avant de créer ses tableaux de danseurs.

Ils purent également voyager pour peindre la mer et ses côtes car le train pouvait les transporter. En 1879, de grands travaux du rail furent votés sur proposition de Charles de Freycinet; 10 ans plus tard, 9 000 kms de rails supplémentaires étaient créés. Monet, Bazille, Boudin, Jongkind … passèrent du temps à Honfleur et au Havre.

Inégalités quant à leurs situations financières.

Certains impressionnistes, et non la majorité, comme cela a été tant raconté, vivaient chichement. Paul Durand Ruel les aidait en leur offrant leur matériel de peinture, leur versant des avances… mais ce n’était pas toujours suffisant. Monet fut contraint de faire de petites peintures rapides de l’Atlantique qu’il vendait sur la plage. Sa femme du avorter car, nourrir une bouche de plus était impossible. La pauvre en mourut. Degas et Pissaro ont dû peindre des éventails, qu’ils vendaient 100 francs.

Des peintres bénéficiaient d’un certain confort matériel.

Cézanne bénéficia de l’aide de son père, riche banquier, même si celui-ci avait bien du mal à comprendre l’amour de son fils pour la peinture. Sous l’influence de Zola, Cézanne s’installa à Paris en 1861 où il fit la connaissance de Renoir, Degas, Monet et Bazille; et ceci grâce à son père qui lui avait fourni un budget mensuel de 125 francs, suffisant pour vivre convenablement. A la mort de son père, il n’eut plus aucun problème matériel.

Gustave Caillebotte, issu d’une famille industrielle fortunée (production de draps), devint très riche au décès de son père en 1874 et acheta de nombreuses toiles à ses amis, se créant ainsi une magnifique collection.

Henri Rouart, grand ami de Degas, soutint lui aussi ses amis impressionnistes en finançant des expositions dès 1868 et en leur achetant des toiles.

Enfin, Frédéric Bazille était riche, de par sa famille héritière de terres  agricoles, logea Monet et Renoir dès 1865 dans un atelier. Malheureusement, il mourut en 1870 à la guerre, sa grande taille avait fait de lui une cible facile.

Manet, issue d’une riche famille bourgeoise ne fut jamais dans le besoin non plus.

En revanche, Monet, Pissaro, Sisley, Van Gogh … connurent des moments difficiles. Même l’achat du matériel nécessaire à la peinture était un problème.

1886 : Tout se décante.

C’est en 1886 que tout se décante, grâce à Mary CASSATT, peintre américaine (qui obtint la nationalité française longtemps après) qui ouvrit son carnet d’adresses à Paul Durand-Ruel. Une première exposition a lieu à New York cette année-là, Paul y apporte 300 tableaux et c’est le succès! Les américains adorent et achètent. Les toiles commencent alors à s’exporter aux Etats-Unis. Le « roi du sucre », Henry Havemeyer, en devient un fervent admirateur et acquéreur convaincu par son épouse, Louise, amie d’enfance de Mary Cassatt.

Jeune femme au collier de perles par Mary Cassatt – 1879

Aux Havemeyer, s’ajoutèrent le banquier Cyrus Lawrence, Albert Spencer etc. Paul  put rembourser toutes ses dettes 10 ans après cette première exposition américaine.

Les prix des peintures de Monet grimpent, même s’il aura besoin de l’aide de Paul pour acheter sa maison de Giverny en 1890, le prix demandé (22 000 francs) correspond à la vente de 3 de ses toiles cette année-là.

Pourtant, en France, l’attrait pour les impressionnistes n’est pas encore très présent. Encore en 1895, le journal des artistes, écrit au sujet de Cézanne qu’il espère que ses « charmantes lectrices n’auront pas de haut-le-cœur devant la cauchemardante vision de ces atrocités à l’huile, dépassant aujourd’hui la mesure des fumisteries légalement autorisées ».

La même année, le Luxembourg, considéré alors comme l’anti chambre du Louvre (musée des vivants) se permit de refuser la moitié de la collection Caillebotte.

Malheureusement, l’étroitesse d’esprit des organisations officielles artistiques françaises contribuèrent à une exportation massive de toiles exceptionnelles hors de France.

L’expression « ne pas être né à la bonne époque » devrait, pour certains impressionnistes être changée en « ne pas être mort à la bonne époque ».

Ce sont logiquement ceux qui vécurent le plus longtemps qui purent bénéficier de l’engouement pour les toiles impressionnistes. Paul a même dit qu’heureusement qu’il avait vécu si vieux, 91 ans, sinon il n’aurait légué que des dettes à ses enfants. Par exemple, Edouard Manet décéda en 1883, à 51 ans alors que Claude Monet vécut jusqu’à 86 ans (1926). Ne parlons pas de Vang Gogh qui se suicida à l’âge de 37 ans, l’année où l’une de ses toiles était vendue pour la première fois. Sisley, décédé 5 jours après que Paul ait vendu une de ses toiles au Carnegie Museum of Art à Pittsburgh en 1899[6].

Voici une frise qui décrit les années de naissance et de décès de ces hommes. Elle est restreinte aux artistes cités dans cet article. Je tiens à la disposition des lecteurs une frise bien plus complète.

Paul Durand-Ruel ne fut pas le seul, bien sûr. Les impressionnistes étaient entourés de leurs marchands, leurs collectionneurs, quelques commanditaires, leurs amis et leurs admirateurs. Certains, d’ailleurs, occupaient plusieurs de ces fonctions.

Ambroise Vollard fut l’un de ces marchands, qui misa sur les impressionnistes, entre autres peintres et qui exporta les toiles aux Etats-Unis, en Allemagne … Mais bien plus tard puisque les deux hommes avaient 35 ans d’écart.

Georges Petit fut le grand concurrent de Paul Durand-Ruel, mais il ne participera pas au développement international des œuvres impressionnistes. En 1885, Monet, pourtant le grand ami de Paul, aura été obligé de se tourner vers ce marchand, tellement les temps étaient durs.

Monsieur Chocquet, fonctionnaire des douanes, amoureux, comme beaucoup, d’Eugène Delacroix, fut un grand supporter de Renoir, qu’il présenta à Cézanne, à Pissaro…

Portrait de Victor Choquet par Cézanne – 1876

Julien Tanguy, dit le père Tanguy, « marchand de couleurs », les soutiendra en échangeant du matériel contre des toiles, s’offrant de cette façon une jolie collection.

Le docteur Gachet, qui encouragea Cézanne et bien sûr Van Gogh à la fin de sa vie.

Et bien d’autres comme:

Gustave Geffroy, critique d’art, grand ami de George Clémenceau, lui-même grand ami de Monet. Le docteur Georges de Bellio, dont la collection est aujourd’hui au musée Marmottan-Monet. Eugène Murer, peintre de cette époque qui a été oublié, soutint aussi les impressionnistes. Isaac de Camondo, banquier, mécène et collectionneur, qui légua sa collection au Louvre, qui est maintenant au musée d’Orsay. Bernheim – Jeune, l’industriel Ernest Hoschedé (dont la femme, alors veuve, épousa Monet). Louis Martinet exposa les œuvres pour la première fois en 1863.

Pour une liste complète des acteurs de l’histoire des impressionnistes, nous vous conseillons de lire la Préface de cet ouvrage, écrite par Paul-Louis et Flavie Durand-Ruel.

Pourquoi Paul Durand-Ruel fut-il le Market-Maker des impressionnistes ?

Un Market-Maker est celui qui fait le prix. Son rôle sur les marchés est d’être la contrepartie de toute entité, désireuse d’effectuer une transaction. Il crée donc la liquidité du marché. Paul Durand Ruel a été la contrepartie de tous ces artistes merveilleux.

C’est Paul qui décidait du prix auquel il allait acheter leurs peintures, tous disaient attendre l’offre de leur marchand car elle était, en général,  plus élevée qu’attendue.

En pratiquant au maximum l’exclusivité, il pouvait diriger les prix du marché. En organisant des expositions d’un seul artiste, plutôt que de plusieurs tableaux d’artistes différents, il vend, non pas des toiles, mais des noms.

Paul manipule le marché: il fait grimper certaines cotes en se faisant pour une autre personne ou en utilisant l’aide d’amis.

Paul détenait des centaines de tableaux, il pouvait donc inonder le marché en cas de besoin. Ce qu’il fit en 1886, aux Etats-Unis et continua à faire les décennies suivantes.

PDR les a tous « côtés » malgré leurs caractères parfois un peu compliqués, leurs idées politiques et/ou leurs religions.

Paul s’adapta donc aux caractères de chacun, ce qui n’était pas toujours simple. Voici quelques anecdotes:

Degas, lorsqu’il était invité à diner, imposait qu’il n’y ait pas de fleurs sur la table, que les femmes ne soient pas parfumées, qu’ils soient servis 8 plats… ne supportaient pas les chiens …

Cézanne avait la réputation d’être rustre, très susceptible, éternellement insatisfait de ses œuvres et doutant constamment de leur qualité. Mais il était  bon et sensible. Un jour, il quitta la table de Monet à Giverny, lors d’un déjeuner offert en son honneur, car il ne put croire à la sincérité des compliments de son hôte : « Ainsi, vous aussi, vous vous moquez de moi », et 3 semaines avant de mourir, il déclare: « Il me semble que je fais de lents progrès».

Renoir avait une vie réglée comme du papier à musique. Sa journée était consacrée à la peinture. Il ne prenait ses rendez-vous qu’en fin d’après-midi. Malheur à celui qui venait le déranger en journée. Son fils, Jean Renoir a publié un livre magnifique qui décrit avec une extrême délicatesse le caractère de son père.

Paul était royaliste[7] et catholique pratiquant.

Pourtant, il cacha les œuvres de Gustave Courbet[8], communard, pour que l’état ne les réquisitionne pas : «Dans ces mêmes années, alors que Courbet est arrêté en tant que communard, Durand-Ruel cache en toute illégalité les œuvres de l’artiste afin qu’elles ne soient pas réquisitionnées par l’État français. »

Paul était le grand ami de Monet, alors que le peintre était athée et Républicain.

Paul soutint Pissaro, athée également, d’origine juive, et anarchiste.

Conclusion.

Cet homme, Paul Durand-Ruel, a soutenu l’art et ces hommes, en même temps, malgré une opinion publique et officielle opposée à accueillir cette nouvelle peinture. Nous ne pouvons que lui en être très reconnaissants. Comme avait dit Georges Clémenceau en 1928 “Grâces lui soient rendues” !

Dans un prochain article, qui sera la 2ème partie d’une série constituée de 3, je traiterai de l’évolution du prix des toiles impressionnistes qui passèrent entre les mains de Paul Durand-Ruel au cours du temps. En 1872, Paul acheta pour 800 francs le Port de Boulogne au clair de lune de Manet que M. Camondo racheta 65 000 francs en 1898 « qui se vendrait 200 000 francs aujourd’hui (comprendre 1911-1912) »[9]. Les tableaux passaient d’un collectionneur à un autre, en général, le prix montait à chaque passage, mais pas toujours …

I.Klein

[1] Paul a failli faire faillite plusieurs fois. En 1882, il obtient de justesse un moratoire de ses créanciers.

[2] Paul perdit deux de ses cinq enfants.

[3] Le père de Paul avait acheté, en 1840, une réduction du célèbre Hamlet et le Fossoyeur, 40 francs.

[4] Paul fit la connaissance de Monet et Pissarro à Londres en 1870, puis, rentré à Paris, le réseau se mit en route

[5] « Solution de nitrocellulose dans de l’éther alcoolisé, se changeant en fine pellicule par évaporation, utilisée essentiellement en chirurgie et photographie »

[6] Pierre Assouline - Grâces lui soient rendues – Paul Durand Ruel, le marchand des impressionnistes - Folio

[7] Son grand – père avait failli être guillotiné, lui inspirant une haine contre la Révolution Française

[8] Plutôt « classé » dans les peintres dits réalistes, comme Daumier

[9] Paul Durand-Ruel Mémoires du marchand des impressionnistes Flammarion Page 85